La réforme du système de sécurité malien à l’épreuve des mutations du nexus « défense/sécurité intérieure » dans l’espace sahélien

Les obstacles rencontrés dans la mise en œuvre du processus de Réforme du système de sécurité (RSS), engagé au Mali à la suite de la crise de 2012 par les autorités maliennes, massivement soutenues par les partenaires internationaux (Bagayoko, 2018), ne sauraient être considérés comme d’ordre purement opérationnel. En réalité, un certain nombre de ces freins proviennent de la difficulté à prendre en considération, d’un point de vue conceptuel aussi bien que stratégique, les dynamiques sécuritaires actuellement à l’œuvre dans le pays et plus largement dans l’espace saharo-sahélien (voire sur la scène internationale). Dynamiques dont la nature influe pourtant structurellement sur les missions présentes et à venir des différentes forces de défense et de sécurité.
Aussi convient-il d’abord de ne pas sous-estimer l’importance des débats relatifs à la philosophiemême qui sous-tend l’approche RSS, et qui mettent en relief de sérieuses divergences de perceptions. En effet, les acteurs maliens et leurs partenaires internationaux adhèrent respectivement à des conceptions différentes, voire contradictoires, non seulement de ce que recouvre le concept-même de « sécurité », mais aussi de la relation mutuelle qu’il entretient avec le concept de « défense ».
Les partenaires internationaux promeuvent essentiellement une approche de la RSS conforme aux
standards définis par l’OCDE, considérant d’une part que la défense n’est que l’un des volets de la sécurité et, d’autre part, que l’armée a, de manière quasi-exclusive, vocation à intervenir à l’extérieur des frontières et les forces de sécurité (police, gendarmerie) à gérer la sécurité à l’intérieur du territoire national. Selon la position officielle du Ministère de la Défense et des Anciens Combattants (MDAC), en revanche, la conception malienne de la défense est très englobante, et inclut les questions de sécurité. A l’appui de cette conception, la Loi 051 du 23 novembre 2003, portant organisation de la Défense, stipule que « la défense a des aspects militaires et non-militaires et connaît des questions de sécurité ». La doctrine officielle de l’armée malienne considère ainsi que les missions de défense peuvent intégrer les missions de sécurité, qui sont susceptibles d’en constituer des composantes. C’est ce qui explique qu’ait longtemps prévalu une grande méfiance chez certains militaires maliens vis-à-vis de la RSS, le mot « sécurité » renvoyant à leurs yeux à une approche prioritairement policière de la réforme. Par ailleurs, l’idée selon laquelle la mission première de l’armée demeure de protéger et de défendre le gouvernement plutôt que les populations, semble encore profondément ancrée au sein de l’institution militaire.
Entretien, état-major du MDAC, septembre 2017.
Le Ministère de la défense malien a fait l’objet depuis 2012 d’un grand nombre de réformes. En effet, dès décembre 2012, des missions d’évaluation ont été menées au sein du Ministère. D’abord par un détachement des Forces françaises du Sénégal, qui a procédé à une première mission d’audit. En mars 2013, au lendemain de sa mise sur pied, la mission européenne EUTM (European Union Training Mission) a procédé à une seconde mission d’audit, d’une durée de six mois, visant à compléter la première. A l’issue de ce processus, le Ministre de la Défense malien a formulé l’objectif à atteindre à l’horizon 2025 (soit à l’issue d’un processus de réforme d’une durée de 12 à 15 ans, nécessitant trois lois de programmation militaire) : une armée capable de défendre l’intégrité du territoire ; une armée capable de défendre la souveraineté nationale ; une armée capable de participer à la protection des personnes et des biens aux côtés des forces de sécurité intérieure. Sur la base de cette vision, trois axes stratégiques ont été définis : créer une armée de besoins suffisamment flexible pour s’adapter à l’évolution de la menace ; améliorer la gestion des ressources humaines ; être capable de contribuer à la sécurité régionale et internationale. Pour autant, la doctrine d’emploi des forces de 2003 est demeurée valide et constitue le point de référence opérationnel de l’état-major malien des armées.
Selon le Professeur Kissima Gakou, ancien expert civil au sein du MDAC : « les militaires ont tendance à considérer que les autres composantes du système de sécurité leur sont inférieures. Cela explique pourquoi, dans un premier temps, ils ont mal perçu la nomination d’un haut gradé du Ministère de la Sécurité pour assurer la gestion exécutive du processus RSS. La RSS renvoie en outre au concept de sécurité humaine qui, aux yeux d’un certain nombre de militaires, reste une vue de l’esprit. La violence légitime et la sécurité relèvent avant tout pour eux du « hard power » (entretien, Bamako, septembre 2017).
« The perception and, to a great extent, the reality are that the primary role of the security actors is to protect thegovernment and only secondarily the population » http://www.ssrresourcecentre.org/2016/11/10/the-malian-crisisa-crisis-in-the-making/
Actuellement, les missions de l’armée malienne sont envisagées selon les différents scénarios d’emploi des forces suivants:
– la défense de l’intégrité du territoire contre une attaque extérieure émanant de forces étatiques ou de groupes armés non-étatiques (terroristes ou rebelles) en provenance de l’étranger ;
– la défense contre des attaques menées par des groupes terroristes (composés d’individus appartenant à la communauté nationale et s’attaquant selon les cas à la population, aux communautés expatriées ou aux représentants et symboles de l’Etat) ou bien par des groupes armés issus de communautés appartenant à la Nation mais cherchant à remettre en cause, à des degrés plus ou moins importants, l’intégrité territoriale de l’Etat ou tout au moins le modèle centralisé sur
lequel il repose ;
– l’interposition dans un conflit entre groupes ou individus s’affrontant dans le cadre de conflits intra ou intercommunautaires ;
– l’intervention dans des missions de maintien de l’ordre et de gestion des troubles à la sécurité publique sur réquisition de l’autorité politique comme force de troisième catégorie ;
– l’intervention dans le cadre d’opérations de paix contribuant à la stabilité régionale ou internationale.
Ainsi, seules deux des missions ci-dessus (la défense de l’intégrité du territoire contre un ennemi étranger et la participation à des opérations de paix) supposent une intervention tournée vers l’extérieur, les autres missions étant appelées à se dérouler à l’intérieur même du territoire national. L’examen des missions exécutées par l’armée malienne depuis le début du conflit de 2012 permet de constater que c’est en effet et de manière quasi-exclusive sur le territoire national que les FAMa (Forces armées du Mali) ont été appelées à intervenir.
Une telle posture est caractéristique d’Etats qui, comme le Mali, ne sont pas des puissances régionales et n’ont donc pas d’ambitions en matière de projection extérieure. Une telle position est par ailleurs amplifiée par le manque criant d’effectifs de police (judiciaire aussi bien que de maintien de l’ordre) que l’Etat malien peine à déployer sur de larges portions du territoire, et en l’absence desquels l’armée joue un rôle croissant sur le théâtre national.
Cependant, de manière beaucoup plus fondamentale, ces évolutions dénotent en réalité une mutation profonde, voire une rupture épistémologique majeure avec la conception fondée sur le traditionnel « continuum défense/sécurité », lui-même articulé autour de la distinction entre menaces internes et externes et, de manière consécutive, entre missions militaires et policières. En effet, selon la conception westphalienne de la sécurité, qui a non seulement structurellement gouverné le format des armées occidentales pendant des siècles mais aussi et en conséquence, celui dont ont hérité les armées post-coloniales, l’instrument militaire a été conçu comme étant voué de manière quasi-exclusive à intervenir à l’extérieur des frontières nationales, que son intervention se soit inscrite dans une logique défensive ou offensive. Cette conception a été théorisée en Europe au XVIIIème siècle par Hippolyte de Guibert (Caillois, 1954) qui a opéré une stricte distinction entre « force publique du dedans et force publique du dehors ». Or, « cette distinction, qui a permis les grands affrontements européens des XIXe et XXe siècles, est aujourd’hui inadaptée à la paix en Afrique (et peut-être ailleurs). [… Il convient ainsi de remettre en cause] le prisme inadapté que constituent les catégories européennes dans l’analyse des questions de sécurité, particulièrement lorsqu’elles sont appliquées à l’Afrique [car] inconsciemment, le paradigme occidental demeure la concurrence d’Etats-nations, fondant le besoin de sécurité « militaire » (Vitalis, 2004, p. ?).
En effet, l’environnement stratégique actuel commande, d’une part, une intervention de plus en plus fréquente des forces armées dans le cadre de missions se situant à l’intérieur des frontières nationales (dans la mesure où c’est précisément dans cet espace que se situent les menaces les plus sérieuses aussi bien à la sécurité de la population qu’à celle de l’Etat) et d’autre part impose de juguler des menaces criminelles aux dimensions transnationales.
Aujourd’hui, en Afrique saharo-sahélienne, la particularité de la gestion de l’insécurité et de la conflictualité réside ainsi dans l’intervention croisée des différentes catégories de forces armées (militaires, policiers, gendarmes, garde nationaux, douaniers, gardes-frontières, …) dans la lutte contre des menaces à la fois internes et transnationales. Ainsi, alors même que l’environnement sécuritaire et stratégique actuel du Mali est propice à une intervention de plus en plus fréquente, voire systématique, de l’armée dans des Entretien, Etat-major général des armées, Bamako, septembre 2017.
Depuis 1991, les FAMa ont cherché à tourner davantage leurs activités vers l’extérieur, mais la structure des forces (points de défense statiques, manque de mobilité des troupes) est toutefois demeurée axée sur le contrôle du territoire intérieur plutôt que sur la défense contre les menaces extérieures. Missions se situant à l’intérieur des frontières nationales, parallèlement les missions des forces de sécurité (policiers et gendarmes en particulier), jusqu’ici traditionnellement considérées comme circonscrites au théâtre national, comportent de manière croissante une dimension extérieure, en raison de la nature transrégionale de la plupart des menaces incarnées par des groupes dont les activités criminelles ou délictuelles (trafics notamment) remettent en cause l’autorité de l’Etat, mais aussi du déploiement de ces différentes forces sur les théâtres d’intervention extérieurs, notamment dans le cadre des opérations de paix.
L’enjeu de la répartition géographique et du maillage du territorial national par les différentes forces de défense et de sécurité, largement lié aux processus de décentralisation et de déconcentration, se pose en outre avec davantage d’acuité : il renvoie à la question de la redéfinition ou de la clarification des espaces d’intervention, notamment dans le cadre du redéploiement de ces différentes forces dans les zones périphériques et aux frontières.
Se pose également de manière croissante la question du monopole de la contrainte légitime par l’Etat malien : le rôle de structures non-étatiques de sécurité va, là encore, au-delà de la seule distinction défense/sécurité intérieure, comme le démontre sur le terrain l’alliance tactique des FAMa mais aussi de la force française Barkhane avec certains groupes armés ou milices, caractérisés par leurs affiliations communautaires et qui en conséquence débordent souvent les frontières (Guichaoua, Pellerin, 2017).
Enfin, de telles évolutions suggèrent que, désormais, la différentiation entre missions des militaires et missions des forces de sécurité (police/gendarmerie) réside en réalité dans un autre critère que celui de la traditionnelle distinction interne/externe : celui de la judiciarisation de la sécurité nécessaire à l’accomplissement d’un certain nombre de missions, notamment le démantèlement des réseaux criminels ou terroristes, ce qui implique, de manière consécutive, de réfléchir à la répartition des compétences entre forces appelées à détruire les adversaires combattus et celles appelées à les poursuivre pénalement. Dans cette perspective, le rôle central reconnu à la Justice en matière de procédure pénale doit être rendu beaucoup plus effectif tandis qu’au niveau législatif, une clarification et une distinction des actes délictuels de nature criminelle s’avère nécessaire, afin de délimiter précisément la répartition des compétences entre l’instrument militaire (voué à défaire, voire annihiler un ennemi) et l’instrument policier (voué à mettre un terme aux actes contrevenant à la loi). Une telle judiciarisation de la sécurité appelle non seulement le renforcement de la chaîne pénale (souvent considérée comme d’une importance secondaire par rapport au renforcement des capacités militaires) mais aussi, plus fondamentalement, le renforcement institutionnel de la Justice, trop souvent traitée comme un simple « secteur » et dès lors considérée au même rang que ceux de la défense, de la police ou des douanes, alors même qu’il s’agit de l’un des trois pouvoirs (l’exécutif, le législatif et le judicaire donc) sur lesquels sont fondés les Etats dont les Constitutions affirment la séparation des pouvoirs et le caractère démocratique.
Loin d’être purement conjoncturelles, les difficultés de mise en œuvre auxquelles se heurte aujourd’hui le processus de RSS au Mali imposent d’engager une réflexion structurelle sur la nature actuelle du « continuum sécurité-défense » dans le contexte stratégique du Sahel, et en conséquence sur les missions contemporaines des forces de défense et de sécurité maliennes. Il apparait ainsi nécessaire de penser et d’encadrer strictement ces missions en les consignant dans une nouvelle stratégie nationale de sécurité insistant sur la neutralité de ces forces armées ainsi que sur leur devoir de protection des civils, en particulier à l’heure où la qualité des relations avec les populations constitue, de manière croissante, un gage d’efficacité opérationnelle dans la lutte contre les différentes menaces. Plus largement, il parait essentiel d’inscrire clairement ces missions dans le cadre de l’Etat de droit, en renforçant la possibilité pour le pouvoir judiciaire d’engager des poursuites à l’encontre des forces armées, dès lors que celles-ci menacent les droits et les libertés : à cet égard, une clarification et une convergence des codes de justice militaire et du code pénal apparait nécessaire, l’évolution du droit international, du droit des conflits armés ainsi que du cadre normatif relatif aux droits de l’Homme induisant notamment une redéfinition de l’organisation de la fonction prévôtale exercée au sein des armées par les gendarmeries.
En l’absence de tels efforts de conceptualisation et de rationalisation du dispositif de sécurité au niveau stratégique, les évolutions actuelles pourraient se traduire par un retour objectif à la situation coloniale et post-coloniale (Bat et Courtin, 2012), qui fut marquée par l’usage prioritaire des forces armées (militaires comme policières) en tant qu’instrument politique de répression des populations et des libertés.
L’armée malienne est le produit du legs de la période coloniale, lors de laquelle les forces armées indigènes furent utilisées pour asseoir la domination française. Après l’indépendance, la représentation coloniale de la sécurité est demeurée statique et centrée sur le Palais du Gouverneur (devenu Palais présidentiel de Koulouba), protégé au plus près par un système militarisé dont les principales unités étaient toutes situées
Source: http://www.niagale-bagayoko.fr